Lisbonne. Almada, Festival passeur de langues et d’esthétiques

De l’autre côté du Tage, malgré le basculement historique de ce fief communiste au PS, le festival d’Almada reste une fête populaire pour un public fidèle qui aime les acteurs depuis toujours

Marina Da Silva in l’Humanité, 11 jul 2018 notícia online

A Almada, le portrait de Joaquim Benite est partout. Et avant tout dans les cœurs. « On a encore le sentiment qu’il va surgir de la buvette, présenter les uns aux autres, défendre bec et ongles chacun des spectacles qu’il a choisi », regrette Teresa avec émotion. Cette année, la 35ème  édition du festival marque aussi les quarante ans de la compagnie d’Almada, l’occasion de publier toute la mémoire des créations portugaises et internationales accueillies avec enthousiasme par un public avide de découverte. Une année où la DGA (Direction générale des arts) choisit pourtant de poignarder ce festival historique. C’est en mars que Rodrigo Francisco, qui a succédé à Benite depuis sa disparition en 2012, apprend la baisse de subvention de 25% qui va affecter la compagnie pour les quatre années à venir. Les répercussions vont en être fatales pour le festival qui va devoir renoncer à quelques spectacles prestigieux et ne pourra garder son affiche éclectique que grâce à l’engagement d’urgence de la nouvelle maire d’Almada, Inês de Medeiros. Depuis les élections municipales d’octobre dernier, après plus de quarante ans de direction communiste, le PS a emporté la municipalité dans une coalition avec le PSD, laissant nombre d’habitants en état de choc, mais pour Inês de Medeiros , qui a été actrice et directrice du teatro da Trindade à Lisbonne, la culture n’est pas un supplément d’âme, et le festival est le cœur d’Almada.

Avec des partenariats sur Lisbonne, le festival parvient donc cette année à demeurer à hauteur de ses ambitions et convie, entre autres, Pierre Guillois, Serge Aymé Coulibaly, Jan Lauwers, Pippo Delbono, Jean Bellorini, Emmanuel Demarcy Mota, Olga Roriz… et pour nous un artiste passionnant, Ivica Buljan dont l’œuvre radicale tourne insuffisamment en Europe, mais qui est régulièrement programmé à Almada. Il y vient cette fois avec Clôture de l’amour, un dépeçage plus qu’une rupture amoureuse écrite par Pascal Rambert spécialement pour Stanislas Nordey et Audrey Bonnet. On se souvient de l’effet de souffle de la pièce à sa création en juillet 2011, au Festival d’Avignon. Depuis le texte a été traduit et monté dans une quinzaine de versions à travers le monde. La plupart du temps Pascal Rambert s’en réserve la mise en scène, en Espagne, à Moscou ou à Pékin. Lorsque la version française tourne, c’est toujours avec Stanislas Nordey et Audrey Bonnet. C’est dire si la pièce est pensée pour des acteurs. Dans la version croate d’Ivican Buljan, directeur du Mini Théâtre de Ljubljana et du Nouveau Théâtre de Zagreb, qui en fit la traduction dès 2013 et obtint de pouvoir la monter, elle est aussi conçue pour Marko Mandic et Pia Zemljic, deux acteurs exceptionnels de sa compagnie qui sont aussi un couple dans la vraie vie. C’est donc dans cette version d’une langue non familière et dans sa traduction portugaise que le public la découvre au festival d’Almada.

LA NUDITÉ, UN MATÉRIAU ESTHÉTIQUE ET POLITIQUE

Ici aussi, l’effet de sidération est total lorsque Marko jette : « Je voulais te voir pour dire que ça s’arrête ça va pas continuer… », et se jette dans une véritable scène de guerre verbale. Les deux acteurs ont gardé leur propre prénom. Il la surprend dans une des pièces de l’appartement, plateau nu. Elle porte une robe qui la moule et souligne sa beauté et sa féminité. Il va très vite jeter ses propres vêtements et sa nudité renforce dans un premier temps la violence et la toute-puissance insoutenables de ses propos.

Pour Ivica Buljan, la nudité est un matériau esthétique et politique qu’il utilise dans le contexte post-yougoslave comme un point de vue et un défi face à une société conservatrice. Mais ici, il est aussi intéressant de voir que le metteur en scène a saisi un  fragment du texte qui fait référence au cliché d’Annie Leibovitz publié dans le magazine Rolling Stone le 22 janvier 1981,  juste après l’assassinat de John Lennon, où on le voit nu, lové en position de foetus contre le corps de Yoko Ono, elle habillée, : « Combien de fois j’ai pris ton corps chaud contre le mien et l’ai assis en forme de Z sur mes genoux sur mon visage ma poitrine… », comme un fil conducteur qui interroge les effets produit par cette mise à nu.

LE RÔLE DE PASSEUR DU FESTIVAL PORTUGAIS

On le sait, la première partie de ce dialogue est en fait un monologue asséné durant une heure sans aucun répit ni ponctuation : “Tu ne pleures pas un amour perdu pendu comme un sac à un clou tu pleures ou plutôt pleure en toi et c’est ça qu’on voit couler la mort d’une conception débile de l’amour…» Il terrasse et fait suffoquer l’actrice. Elle n’a pas quitté son partenaire du regard et du souffle. Elle a encaissé ce torrent d’anéantissement. Puis elle est sortie et revenue, cheveux tirés en chignon, tee-shirt et pantalon comme une armure de protection. Et elle a pris la parole : « T’es qui toi pour m’avoir parlé ainsi ? c’est quoi ton nom ? tu as un nom toi ? on peut te nommer ? tu es nommable ?… les êtres humains se parlent-ils comme ça ? ». Elle ne l’a pas lâché pendant une autre heure et lui a renvoyé en boomerang la brutalité de ses propos, sans jamais s’abaisser au niveau de sa dévastation. Elle a eu parfois quelques vacillements qu’il n’a pas relevé, recroquevillé sur sa défaite, mais elle a déployé une force peu commune et un jeu subjuguant comme il est rarement donné de voir au plateau.

Une superbe découverte qui souligne une nouvelle fois le rôle de passeur du festival portugais.

Festival d’Almada, Jusqu’au 18 juillet

Tel : 00 351 21 273 93 60

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